Dans notre société, il y a des règles morales élémentaires : aider son prochain, ne pas se moquer d'un plus faible que soi, ne pas voler, dire la vérité. Arrêtons-nous sur l'interdiction du mensonge et demandons-nous jusqu'où l'appliquer. A-t-on le droit de faire des exceptions à la règle ? Car nous sentons bien qu'il y a des situations où il est préférable de ne pas dire la vérité. Car si une vérité est dite c'est pour être entendue et il est possible que mes paroles aient des conséquences graves, blessantes ou plus dangereuses encore auxquelles je dois penser avant de parler. On en vient naturellement à douter du caractère absolu de l'interdiction du mensonge : « doit-on toujours dire la vérité ? » Peut-on parfois mentir ou taire une vérité, tout en restant moralement irréprochable ? Si oui, dans quelles circonstances ? Si non, qu'est-ce qui nous en empêche ? Ce sujet nous invite donc à réfléchir sur la légitimité du mensonge, et de manière plus générale, à réfléchir sur les exigences de la morale.
La question de dire ou non la vérité se pose quand deux personnes sont face à face, et quand l'une sait quelque chose que l'autre ignore, une chose qui pourtant concerne cette personne directement. Que celui qui ne sait rien pose ou non des questions, l'autre se trouve devant deux possibilités : dire ce qu'il sait, et donc être scrupuleusement honnête ; ou dissimuler la vérité (mentir ou se taire), et donc, en un sens, être malhonnête. Et la question de dire ou non la vérité se pose vraiment lorsque celui qui va parler connaît une vérité dangereuse ou désagréable, une vérité qui va mettre quelqu'un dans la difficulté. Si je dis qu'il fait beau ce matin, je dis bien une vérité, mais cela ne concerne personne en particulier, cela ne met personne dans la difficulté, et la question de savoir si je vais dire ou non la vérité ne se pose pas. Par contre, si j'ai à dire à mon mari que je le trompe, la question se pose. Tout le monde s'est déjà trouvé dans cette situation : un enfant face à ses parents, un élève face au professeur, deux amis l'un en face de l'autre, un médecin face à son patient, une femme face à son mari ...
On sait généralement qu'il est préférable, plus correct, plus honnête, de dire la vérité - c'est là bien se conduire vis à vis des autres, une manière de les respecter, d'instaurer une relation sans dissimulation, une relation de confiance. Et on essaye de se conformer à cette règle, si du moins on se soucie de morale. Mais on sait aussi que ce n'est pas toujours évident de dire la vérité - car cela nous mettrait trop dans la difficulté, cela entraînerait trop de souffrance. Il vaut parfois mieux mentir. Il y a des cas très clairs : si un nazi vient me demander où se trouve un résistant, il est évident que je ne vais pas lui répondre. Et puis des cas plus ambigus : lorsque je décide de ne pas révéler à mon meilleur ami une vérité que je sais être blessante pour lui. Quels que soient les cas envisagés, il y a cette idée que parfois, on a le droit, voire le devoir, de faire une entorse à la règle ; qu'on peut se permettre, en toute bonne conscience et sans sortir du cadre de la morale, de mentir ou de dissimuler la vérité : toutes les fois qu'on ment pour éviter de faire du mal, en étant animé de bonnes intentions. Dans ces cas très précis, on peut mentir ou se taire, sans pour autant être malhonnête et menteur.
On se donne donc moralement le droit, parfois, de mentir ou de se taire. Mais la morale n'est peut-être pas si conciliante que cela. Nos bonnes intentions apparentes méritent sans doute d'être examinées plus à fond. Reprenons les cas envisagés pour montrer ce qui ne va pas dans cette justification du mensonge.
Premier cas : je me permets de mentir pour me protéger. Est-ce que tu me trompes, me demande mon mari ? Je l'ai trompé, mais je réponds non sans hésiter, car je ne veux pas que mon couple se brise, car je ne veux pas me retrouver seule ; mentir est le seul moyen que j'ai trouvé pour me préserver. On voit tout de suite que cette justification du mensonge est moralement intenable. Car la morale ne me dit pas de faire les choses pour préserver ma tranquillité et mon bien-être. Le but de la morale n'a jamais été de préserver ce qui est de l'ordre de mon intérêt, mais d'abord d'être attentif à l'autre en commençant, comme le montre le philosophe Kant, par le considérer comme une fin et non seulement comme un moyen à mon service. Dans le cas de cette tromperie, je pense d'abord à moi, à mon plaisir puis à ma tranquillité et l'autre se réduit à n'être qu'un moyen pour ces satisfactions égoïstes. Agir moralement c'est préserver la dignité de l'autre et par conséquent aussi ma dignité : je dois choisir la conduite qui exige de moi du courage, de l'honnêteté. En choisissant le mensonge ou la dissimulation, je choisis la facilité, et c'est contre toute morale réelle. Dans notre exemple, la femme qui ment à son mari se soucie uniquement de son intérêt : ne pas se retrouver seule, ne pas être la cible de la colère de son mari ; elle ne se soucie pas d'assumer les conséquences de ses actes et sa conduite est dictée par la peur. Elle est bien sûr libre de mentir ; mais moralement, elle n'en a pas le droit.
Deuxième cas : je me permets de mentir pour protéger l'autre, pour l'empêcher de souffrir. On a dit du mal de mon ami, mais je vais le lui cacher parce que je sais qu'il serait peiné s'il l'apprenait, qu'il en serait profondément blessé. Cela semble déjà plus défendable que le premier cas, car ce qui dicte mon mensonge, c'est le souci de l'autre. Mais dans la réalité, tout est toujours très compliqué : peut-être que l'autre n'aimerait pas qu'on le prenne en pitié et préférerait tout savoir, même s'il doit en souffrir ; peut-être qu'il ne veut pas savoir ce que j'ai à lui apprendre, tout en voulant le savoir ; peut-être qu'il est plus fort que je ne le crois, et qu'il sera capable de supporter ce que j'ai à lui apprendre. En tout état de cause, il reste que la morale ne repose pas sur le principe de protéger l'autre à tout prix. Elle repose sur le principe de le traiter avec respect. Et on sait bien que lui dire une vérité difficile à entendre, c'est lui témoigner plus de respect que si on cherchait à l'économiser. Car on montre alors qu'on l'estime capable de supporter les choses, de réagir autrement que sur le mode de l'emportement ou du désespoir ; on l'estime capable d'être à la hauteur.
Il semble donc que dans ces cas, mais aussi à chaque fois que nous mentons « pour préserver l'autre », il faille nous interroger sur l'intention qui nous anime. N'est-ce pas dans le fond pour me donner bonne conscience que j'affirme mentir pour l'autre ? Ne s'agit-il pas en réalité de préserver mon égoïste tranquillité en me servant de l'autre comme excuse ? Alors j'agis immoralement et ne considère pas l'autre comme une fin, c'est-à-dire comme un être libre au même titre que moi mais indépendamment de moi. Mentir, dans la plupart des cas, c'est restreindre la liberté de l'autre au profit de la mienne. En cachant la vérité, en ne lui parlant pas de ce qui le concerne, je restreins ses possibilités et je l'empêche d'être pleinement l'auteur de ses choix. Si le médecin n'informe pas son patient sur la gravité de sa maladie, il l'empêche de réagir de façon lucide et responsable. Si je cache à mon mari que je le trompe je lui ôte la possibilité de choisir le sens qu'il donnera à cette situation qui le concerne pourtant. Car il pourrait me quitter, ou me pardonner ou encore de façon plus inhabituelle penser que le sexe n'est pas le pilier d'une relation, que l'on peut s'aimer sans être exclusif et donc que l'on peut faire d'autres rencontres, avoir d'autres relations sans pour autant remettre en cause la confiance entre deux personnes qui s'aiment pourvu que l'on n'agisse pas dans la dissimulation (c'est l'attitude qu'aurait prônée le philosophe Charles Fourier).
Lorsque je mens, je tente de restreindre la liberté de choix des autres au profit de la mienne. Par conséquent agir moralement c'est dire une vérité qui ne m'arrange pas en premier lieu. Pourtant parler conformément à la vérité n'offre pas un gage absolu de moralité. Examinons maintenant les raisons de cette insuffisance.
De même qu'il arrive de mentir par lâcheté ou pour manipuler, de même il peut arriver de dévoiler une vérité pour des raisons identiques. Que dire en effet de celui qui prend plaisir à colporter des remarques désobligeantes que les uns parfois adressent aux autres tandis qu'ils sont absents ? Dans quel but répéter des paroles blessantes ? Pour aider un ami à voir plus clair dans ses relations en refusant l'hypocrisie ou pour semer la méfiance et la discorde ? Ici la conformité à la vérité n'est pas une règle qu'il suffit d'appliquer mécaniquement. Il faut encore s'interroger sur l'intention de celui qui la dévoile et sur les conséquences de ce dévoilement. Pendant la Deuxième Guerre mondiale un certain nombre d'individus se servirent de vérités qu'ils connaissaient pour assouvir leur jalousie, leur haine, ou c'est tout simplement par lâcheté qu'ils dénoncèrent des voisins juifs. Dans ce cas c'est la liberté des autres qu'ils supprimaient au profit de la leur. Mais par leur délation ils donnaient au mot liberté son sens le plus grossier : « être libre c'est faire tout ce qui me plait et donc céder à mes passions même les plus basses ». D'autres à l'inverse s'obstinèrent à mentir avec courage et au péril de leur vie pour cacher l'identité de leurs compagnons. C'est la liberté des autres qu'ils faisaient passer avant la leur. Mais par ce geste ils donnaient son sens le plus fort au mot liberté, puisqu'ils étaient capables de se placer au-dessus de leur attachement à la vie.
Dire la vérité, dire les choses telles qu'elles sont dans leur conformité avec la réalité n'apparaît donc pas comme un critère suffisant pour celui qui désire agir le plus moralement possible. Jusqu'ici nous avons parlé du mensonge par omission qui consiste à ne pas dire une chose que l'on sait. Mais s'il est moral parfois de cacher la vérité, il semble difficile de justifier le mensonge qui consiste à transformer la réalité sans se contenter de la cacher. Pourtant dans Les Misérables de Victor Hugo, le mensonge que fait Monseigneur Myriel est juste, il n'a rien d'égoïste et c'est même lui qui redonne sa dignité à Jean Valjean. On se souvient que lorsque la police ramène le bagnard pour avoir volé les chandeliers en argent, Myriel le libère en affirmant faussement qu'il les lui a donnés.
Dire la vérité ou mentir ? Cette alternative renvoie finalement à un problème plus profond qu'une simple recette mécanique qu'il suffirait s'appliquer dans n'importe quel cas. A chaque fois il faut s'interroger : « en disant la vérité ou en mentant, vais-je satisfaire mon égoïsme et me servir des autres ? Ou bien vais-je contribuer à rendre le monde un peu plus libre ? Vais-je restreindre les possibilités d'action des autres ou bien vais-je participer à leur augmentation ? » Le problème d'une vérité définie comme conformité à la réalité implique un problème plus important : celui de la liberté. « L'homme est condamné à être libre » écrivait Sartre. Cela signifie que quoiqu'il arrive je choisis ce que je fais et par là même, je me choisis, c'est à dire me définis comme lâche, menteur, courageux, généreux, etc. A chaque instant je choisis de donner un sens à la situation qui se présente. Ce choix auquel je n'ai pas le choix de renoncer est difficile car j'en suis responsable. Je puis dire ou bien cacher la vérité mais ce qui compte c'est le sens que je donne à mon acte, c'est le monde qu'il façonne, l'image de l'homme que je donne et dont je suis responsable devant les autres. Sartre écrivait aussi : « en me choisissant je choisis tous les hommes ». Quand le délateur dit la vérité, il agit égoïstement, il choisit un monde où l'homme cède à ses passions mauvaises, un monde où la liberté des uns, définie grossièrement, limite voire détruit celle des autres. Quand le résistant ment, il agit d'abord pour les autres, il choisit, invente un monde où l'homme est libre, un monde où la liberté des uns entraîne celle des autres. Quand le médecin confie la vérité à son patient, cela ne l'arrange en rien, il cherche avec les lui les moyens de faire face à la maladie et donne au malade la possibilité de choisir. Enfin, pour finir sur cette invention de l'homme par lui-même, on peut évoquer les récits qui n'ont rien de véridique ni même de vraisemblable et qui pourtant révèlent des vérités. Les histoires racontées aux enfants, les fables, les mythes ne sont pas conformes à la réalité ; pourtant, ne disent-ils pas quelque chose de vrai permettant de nous éclairer sur la condition humaine ?
Pour répondre à la question initiale et lui donner toute sa portée nous devons déplacer le problème. Il n'y a pas de recette. Dire toujours la vérité ne saurait être un critère suffisant pour celui qui désire agir moralement. Au delà de la vérité comme conformité au réel, il existe une autre vérité, celle de l'attitude vraie, parce qu'elle est morale, parce qu'elle contribue à faire advenir la liberté. Il faudra alors se placer entre deux écueils : mentir et se payer de mots pour camoufler des intentions égoïstes ou s'enfermer dans la rigidité aveugle et stupide de celui qui dirait toujours toute la vérité. Entre les deux à nous de naviguer, en nous efforçant donner le sens le plus riche au mot liberté.
-Source: surlefil.over-blog.net